CONVERSATIONS 01

Conversations est un format éditorial qui rend compte de rencontres que nous avons à cœur de provoquer, de cultiver, et de partager avec des esprits créatifs, qui comme nous, partagent l’amour du beau, de la recherche esthétique et des histoires riches de sens. Au fil de ces discussions, nous explorons ensemble leurs trajectoires, inspirations, déconvenues, motivations, envies et récits, et tout ce qui se trouve à leurs croisées.

ARASH KHAKSARI

Paris, décembre 2024, rue du Faubourg du Temple : Conversation entre Arash Khaksari, photographe, et Shona Nozolino, directrice du studio nina noten.

ARASH KHAKSARI
Tu me dis si je dois changer de pose et tout. Je peux faire ça. Je croise tout le temps les jambes… je peux rester comme ça ? Ok, très bien.

SHONA NOZOLINO
L’idée c’est d’avoir une conversation dont le lien va être notre fil conducteur. C’est notre ligne éditoriale de l’année 2024, et on va clôturer avec cet échange. Et donc, l'idée, c'est que tu nous racontes ton lien à la photo. Ton lien, surtout à l'art, à tes origines et à ton histoire. On va essayer de vraiment creuser pour récupérer des morceaux de témoignages de ton parcours, de ton amour pour le cinéma iranien notamment. Les rêves dont tu me parlais la dernière fois aussi… On va essayer de retracer un peu tout ça.

ARASH KHAKSARI
Ah, j'aurais dû noter les titres des films. Parce que les titres, je ne m’en rappelle pas. Et juste, on est sûr que le micro, il a pas l'air de tomber ? Vous voulez que je mette ça sur mon t-shirt ?


SHONA NOZOLINO
Non, c'est bon. Je pense que c'est parfait.
Commençons par la conversation qu’on a eue la dernière fois…

ARASH KHAKSARI
Oui, déjà, qui je suis ? Je suis Arash par habitude. Et aussi Lucas, c'est mon prénom français que j'ai choisi quand j'ai eu la naturalisation française. C’est un nouveau prénom. La France est aussi mon nouveau pays aujourd'hui. Parce que je ne peux pas retourner en Iran. Donc c'est ici que je vais faire le reste de ma vie, en attendant que le régime en Iran change, pour que je puisse y retourner.


SHONA NOZOLINO
Quel est ton lien avec l'Iran ? 


ARASH KHAKSARI
Mon lien avec l'Iran, c’est un lien très flou. Parce que je suis iranien, mais je ne le suis pas à la fois. Je le suis d’une part parce que je connais parfaitement la culture iranienne.
C'est ma mère qui m'a élevé, j'ai grandi avec elle. Elle m'a vraiment donné toutes ses valeurs et tous ses principes, que tous les parents iraniens donnent à leurs enfants.
Je suis allé à l'école en Iran jusqu'à mes 13 ans. C'est pour ça que je dis que je suis iranien. Mais le lien reste flou. C'est qu'il y a des choses que je n'ai pas eu l'occasion de découvrir. Par exemple, j'ai eu des amis qui ont voyagé en Iran et ils m'ont montré des photos. Ils me demandaient avant de partir des conseils : “Alors on va où ?” Je leur disais : “Écoutez, allez-y et revenez. Il y a tellement de villes que je n'ai pas pu visiter.” C'est comme si vous étiez né en France et que vous deviez quitter le pays pour toujours et ne plus y retourner. Si on vous dit : “Ah, tu as visité telle ville ou telle ville ?”, il y a de fortes chances qu'à 13 ans vous répondiez non. Donc voilà, mon lien c'est... incroyable !

J'ai l'impression que mes racines sont là-bas. On les a coupées mais on ne les a pas encore arrosées pour que ça pousse. Mais on a pris l'arbre et on l'a ramené en France.
Mais l'arbre, on l'a replanté et il essaye de faire ses racines ici. C'est le lien que j'ai...

C'est très étrange ! C'est pour ça que je dis que c'est très flou. Il n'y a que moi qui me comprends, peut-être ma mère aussi. Nous avons été des exilés forcés. On te met l'arme sur la tempe. Et ta vie, tu ne l'as pas choisie. C'est pour ça que je pense que lorsque je parle avec mes amis en France, personne ne peut vraiment me comprendre. Parce qu'ils ne peuvent même pas imaginer le fait de quitter la France et se dire qu'on ne peut plus y retourner. Ça n'existe pas. C'est flou pour eux.

Eh bien, ça existe en Iran. On peut quitter le pays et ne plus être capable de revenir. 

Parfois, mes amis me disent “Ah, tu es venu ici…”  Ils pensent que je suis venu.
Non, je ne suis pas venu. Je n'ai pas pu retourner en Iran. Ce n'est pas la même chose.
Il faut le vivre pour comprendre. Tu as laissé ta chambre telle quelle. Tes amis, tu leur as dit “Bon les gars, je pars en vacances !”, tu ne leur as pas dit “À jamais”. 

Et ma mère, c'est clairement mon lien à l'Iran. C'est pour ça qu'on se voit tous les jours. Tous les jours. On déjeune très souvent ensemble. Je vois beaucoup ma soeur aussi. On a besoin de ce lien. Je pense que je ne pourrai jamais m'éloigner trop de ma mère, m'éloigner en distance. Je ne veux pas que le fait de la voir devienne une organisation. Je veux pouvoir y aller en pyjama. En deux secondes, chez elle, c'est ça que je veux. Sinon, ce n'est pas possible. Voilà, c'est mon Iran.
Elle a une culture incroyable, ma mère. Que ce soit l'histoire, que ce soit le cinéma, que ce soit l'art tout court. Je fais souvent des expositions avec elle. C'est elle qui me dit “Il faut qu'on aille là-bas, il y a telle exposition…” Je peux être débordé par le travail, mais elle me motive pour y aller. C'est un peu une source d'inspiration.
Je lui demande son avis sur mon travail, sur tout... 

SHONA NOZOLINO
Et, du coup, je veux bien que l'on parle un peu du travail de ta mère ? Parce que ça m'avait beaucoup marquée. Ce que tu disais sur son travail, sur son art, ses combats… 

ARASH KHAKSARI
Ma mère, lorsqu’elle était en Iran, elle était actrice et poète. Elle a écrit deux livres de poésie. Elle défend aussi beaucoup le droit des femmes dans le monde, mais surtout en Iran, parce que c’est son pays. Elle a vu à quel point une femme n'avait tout simplement pas de droits là-bas. Nager, est interdit en Iran. Chanter, pour une femme, est interdit. Marcher avec les manches qui montrent légèrement votre poignet, est interdit. La police des mœurs peut vous arrêter et vous dire : “Baissez votre manche !” Et il suffit que vous disiez “non” et ils vous embarquent. Quand on a grandi dans cette situation-là, et qu'on a vécu aussi l'époque du Shah d'Iran, où on était libre, où on faisait ce qu'on voulait alors... Alors ça nous choque.
On peut l'accepter. Un an, on peut l'accepter. Cinq ans. Dix ans. Mais au bout d'un moment, c’est trop difficile.

Petit, j'écrivais pas mal de poèmes aussi. C'est elle qui m'a incité. Parce que je la voyais écrire. Et quand elle faisait des soirées avec ses amis qui avaient des maisons d'édition, on était tous autour d'une table. J'étais gamin, j'avais neuf ans, et il n'y avait pas d'enfants avec qui je pouvais jouer. Donc je ne pouvais que me mettre là, et voir pourquoi ils étaient si impressionnés. Et bien c’est parce qu'elle lisait ses poèmes. Waouh ! On peut impressionner les gens avec quatre phrases !
Je ne comprenais pas mais ça m'a beaucoup touché. Et je me suis dit : “Je vais impressionner ma mère”. Donc j' écrivais des choses et je lui montrais. Et j'adorais ça. J’avais quoi ? Neuf ans ? Dix ans ? Et j'écrivais des poèmes. 

Je crois que ma mère m'a créé une sensibilité. J'ai vu qu'on pouvait aller chercher au plus profond de nous, et qu’il y avait des mots qui pouvaient sortir, qui pouvaient avoir vraiment un impact sur les gens. Parce que eux aussi, au fond d’eux-mêmes, ils ont quelque chose de très fort mais ils ne vont pas forcément en parler. 

Ses poèmes étaient vraiment très touchants. Ce n'était pas de la poésie classique sur la nature, et les arbres, et les vagues qui viennent échouer sur la plage... Non, c'était vraiment des mots très forts et d'ailleurs, elle a du mal à les traduire en français. C'est tellement fort qu’il faut transcrire pour retrouver les mêmes significations. 

Elle a créé cette sensibilité en moi ou peut-être que je l'avais depuis que je suis né. Mais je sais que ça vient de ma mère, c'est sûr et certain.

SHONA NOZOLINO
Dans ton travail, il y a un lien assez évident entre l'image et ce qu'elle raconte. J'ai l'impression que tes images ne sont jamais réalisées pour être juste belles. Il y a vraiment une histoire derrière. Ce serait intéressant de connaître ton processus créatif. 

ARASH KHAKSARI
Lorsqu’on me demande qui sont mes photographes préférés, je n’arrive jamais à sortir des noms. J'en ai tellement ! Mais si je les montrais à ces personnes qui me posent la question, ils ne comprendraient pas. Ça n'a strictement rien à voir avec ce que je fais.

Dans chaque travail de chaque photographe, je trouve quelque chose qui m'inspire. Donc, je vais chercher cette petite chose qui me donne envie de faire un shooting. Ça peut être la composition, ça peut être juste la chromie, ça peut être juste la lumière, ça peut être juste la manière dont la photo me touche... C'est très flou, c'est très personnel, mais c'est ma manière d'aller chercher justement ces inspirations pour moi, pour mon travail. 

Je peux ouvrir le livre d’un photographe, je regarde une page, je ferme le livre. Un an plus tard, j'ouvre le même livre. Je ne trouve pas les mêmes inspirations, c'est incroyable. Je me pose alors la question : “est-ce que j’ai évolué ?” Je ne sais pas, parce que je suis le même homme, et je ne pense pas qu'on change tant que ça. Mais alors, je me demande comment la même photo peut m'inspirer d’une toute autre manière et me donner une idée qui n’existait pas la première fois ? C’est ce que je trouve intéressant dans les livres. Au lieu de chercher des inspirations sur Instagram ou sur Pinterest, où tout le monde tombe dans le piège de l'algorithme et donc sur les mêmes images. Les livres sont des outils pour moi. 

SHONA NOZOLINO
Oui, tu as un vrai rapport à la recherche. 

ARASH KHAKSARI
Oui, clairement. En fait, je pense qu'il faut beaucoup de temps. Pour comprendre ce que tu veux faire, il faut du temps. C'est important. C’est le temps qui nous change. C'est un mot qui définit énormément de choses et qui les prouve. Parfois quelqu’un peut dire : “Prouve-moi !” J'ai envie de répondre qu’il n'y a que le temps qui montrera une vérité.

Il n'y a que le temps qui prouve les choses et qui peut révéler quel genre d'artiste on est, où on veut aller.

C'est vraiment un concept pour moi qui est extraordinaire. Je fonctionne beaucoup avec ça. C'est pour ça que je ne me dis pas “Ce livre, je l'ai déjà vu. Pourquoi le feuilleter à nouveau ?” C'est hors de question. Je prends mon temps pour découvrir un livre. Parfois, je me fais un café. Je me dis que ce café, c'est pour les 10 premières pages. Et je ferme le livre. Sinon, j'ai trop d'informations. Même les expos très longues, pour moi, c’est difficile. Je vois 10 photos et je rentre chez moi. Et je dois revenir le lendemain pour en découvrir de nouvelles.

Quand je crée, dans l’art plus globalement, j'aime les accidents. J’ai deux manières de travailler. Quand je crée pour moi —et j'adore faire des projets personnels, j'en fais énormément parce que c'est là où je me m'éclate, je laisse toujours assez d’espace pour que les accidents créatifs puissent avoir leur place. C’est ce qui m’intéresse.

Quand je fais des projets pour d’autres, c'est différent. On ne peut pas rassembler 300 personnes — j’exagère, c’est une façon de parler, mais on ne peut pas rassembler énormément de monde pour faire un gros projet, une campagne pour une marque et leur dire “on verra le jour J”. C’est le genre de moment où tout doit être millimétré, prêt, on sait exactement où on va et ce qu'on fait. 

Aimer les accidents ne m'empêche pas de tout préparer, même quand je travaille pour moi. Préparer, faire des moodboards, c’est ce qui permet ensuite de recadrer les équipes. Je n’aime pas ce mot —recadrer, mais disons donner une direction. C’est important. Paolo Roversi, un photographe que j’adore et qui est connu notamment pour ses photos floues, disait dans une de ses interviews : “Quand je fais la mise au point sur mon sujet, que je tourne la bague de mon objectif, je ne m’arrête pas quand c’est net. Je m’arrête quand c’est beau.” 

J’ai parlé d’accident, mais une photo mal cadrée, mal réalisée, si elle est belle, elle peut être parfaite. Combien de fois les accidents ont créé des choses exceptionnelles dans l'histoire de la photographie ? Si on pense à Man Ray et sa technique de solarisation par exemple. Je ne sais plus exactement mais il me semble que c’était une de ses assistantes, qui en plein développement, ouvre la porte de la chambre noire. Elle l’ouvre et la referme, super vite, et ça crée cet accident, qu’on appelle la solarisation de Man Ray. L’accident, il ne se recherche pas tant qu’il intervient, à un moment donné. 

SHONA NOZOLINO
Dans ton travail, j’ai le sentiment que tu as une approche très expérimentale finalement, artistiquement parlant.

ARASH KHAKSARI
Oui clairement. J’aime chercher l’accident, ne pas savoir exactement ce qui sortira quand je shoot. Aller chercher dans les détails, la perfection, ça ne m’a jamais fait vibrer, jamais donné de frissons. Ça ne m’a jamais donné envie d’allumer mon appareil, ou de commencer à photographier. 

SHONA NOZOLINO
C’est quoi pour toi une bonne photo alors ? 

ARASH KHAKSARI
Une bonne photo pour moi, ça ne sera peut-être pas une bonne photo pour toi. C’est très personnel la notion de bonne photo. Je suis heureux des images que je produis quand elles me procurent une forte émotion, et que je pense que dans dix ans, elles me procureront la même émotion. Ça me suffit. Je veux que mes photos restent et vivent dans le temps. Je reviens sur cette notion de temps parce qu’elle est importante pour moi. Je ne veux pas quitter ce monde et que les gens ne regardent mes photos qu’une seconde. Je veux qu’ils s’arrêtent, même cinq secondes. Si c’est plus alors je serai ravi, mais c’est tout ce qui compte.

Après dans cette question du temps, il y a un lien à l’émotion aussi. J’ai envie de marquer les gens d’une manière plus profonde.

SHONA NOZOLINO
Si on continue sur cette question du temps justement, comment est-ce que tu te vois dans dix ans ? 


ARASH KHAKSARI
Je pense que je me considérerai toujours comme un amateur. J'ai du mal à dire artiste. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais en partie parce que je trouve ça arrogant. Dans les faits, oui, je suis artiste, mais je préfère dire photographe. 

Mais où j'aimerais être ? L’homme que je veux devenir ? J’ai envie de devenir un artiste, mais je ne veux pas devenir un artiste dans dix ans. Je veux quitter ce monde et que les gens disent : c'est un artiste. Que ce soit eux qui me définissent comme tel, plutôt que moi-même.

Je ne me considère pas comme un photographe de mode. Je me considère comme un créateur d'images. Je fais des portraits. Je peux faire un portrait d'une fleur. Je peux faire le portrait d'une chaise. Je peux faire le portrait d’une personne. J’essaie de sortir de mon sujet quelque chose qui, au fond, est un peu moi. C’est très étrange de dire ça, mais j’essaie de rentrer dans la personne pour qu’elle me fasse ressortir. Comme si je me photographiais. J’essaie de toucher, émotionnellement, mon sujet, pour réussir à en rendre compte dans mes photos. 

Les modèles par exemple, ont toujours leur manière d’être. Je vais donner un exemple, ça sera peut être plus clair. Il y a cette super mannequin, avec qui j’ai travaillé. On commence à bosser, j’essaie de la guider, de lui donner quelques indices, lui parler, j’essaie d’être très proche pour communiquer. À un moment, elle me dit “non mais en fait, laisse moi gérer mes poses”. Et je lui ai dit “Non justement, fais moi confiance”. Après coup, elle m’a envoyé un message pour me dire qu’elle adorait les images. Et qu'elle n'avait jamais travaillé comme ça avant. Je lui avais fait découvrir quelque chose d’elle même qu’elle n’avait pas expérimenté jusque là.

Et c’est ça que j’aime. C’est pas simplement de dire “mets-toi sur une chaise, voilà, hop”, le minimum quoi. Travailler comme ça, ça ne m’intéresse pas. Mais c’est un sujet immense, la manière de travailler. Moi aussi, je me découvre au fil du temps. Parfois, après un shoot, je me dis, “tiens, je n’avais jamais encore réussi à toucher une personne de cette manière là”. Ça c’est intéressant. Donc j’essaie. C’est compliqué aussi de faire ressentir une personne dans une image. Tu peux être triste parce que tu as perdu quelqu’un, et pour autant, avoir le même visage que celui que tu as maintenant. Les gens ne se dévoilent pas facilement. Photographier une personne pour qu’on sente ses émotions dans l’image, c’est extrêmement compliqué.

SHONA NOZOLINO
Ce que j’entends, c’est que ton regard est celui de ta sensibilité. Par rapport à ce que tu nous racontais tout à l’heure sur ton enfance, ta mère, est-ce que tu pourrais nous raconter comment tu t’es mis à la photo ?

ARASH KHAKSARI
J’ai commencé à faire des photos parce que ma sœur avait un appareil, dont elle ne se servait pas. À cette époque je ne faisais rien, j’avais travaillé dans une entreprise, j’en suis parti et donc je me cherchais. L’art, c’est quelque chose qui a toujours existé dans ma famille. Ça m’intéressait, mais je ne me suis jamais dit “je veux devenir photographe”, ça c’est certain. Donc, j’ai pris son appareil, et je me suis dit que j’allais faire quelque photos. Je les ai encore d’ailleurs, ces premières photos que j’ai faites, je les adore, elles sont exceptionnelles. 

Alors que c’était vraiment une idée innocente, pas du tout une idée de génie. Je ne me suis jamais considéré ni comme artiste ni comme un génie. Je shoot et on verra quand je ne serai plus là. Les gens me jugeront, jugeront mon travail comme ils en auront envie. 

Après ça je me suis mis à photographier un peu. On venait de commencer, on était jeunes, je commençais juste à photographier. Et c’est là que, petit à petit, je me suis rendu compte que j’étais bon dans ces moments-là. J’avais pas un style photographique, j'avais pas de sensibilité particulière, tout ce que je vous raconte maintenant. J’étais juste un mec avec un appareil, j’appuyais et pour moi, c’était ça. 

Puis une marque m’a contacté. “La photo que tu as faite pour ton Instagram, on l’adore. Est-ce que tu peux faire notre lookbook ? Est-ce que tu peux faire notre campagne ?” Évidemment j’ai dit oui, et je l’ai fait. Et puis ensuite ça a été des comédiens, qui aimaient telle ou telle photo. C’est un moment aussi où on commence à contacter pas mal de comédiens, de célébrités françaises pour notre agence, des gens avec qui on avait envie de collaborer. Donc je shoot de plus en plus et je vois que ça plait. On me demande des affiches de spectacles aussi… À ce moment on ne parle pas du tout de mode. 

Un jour, j’ai décidé de me lancer à fond dans la photo. Je me suis dit que j’allais commencer par faire mon portfolio. Parce que jusque là, je faisais tout. C'était en septembre 2019. Donc c’est relativement récent finalement. Qu’est-ce que je peux dire de plus. 

SHONA NOZOLINO
La fameuse histoire du parking…


ARASH KHAKSARI
Eh oui parce qu’il y a une anecdote dans tout ça. Quand j’ai pris l’appareil photo de ma sœur, j’avais fait un shooting dans un parking. Le parking de ma mère. J’avais pas de studio, rien, mais il fallait que je shoot, donc je commence dans un parking. À chaque fois que j'en parle avec mes amis, ils rigolent, ils me disent : “Mais toi, c'est sûr que tu vas devenir un super photographe, parce que t’as commencé dans un parking, comme Microsoft et Apple.”

Sauf que moi j’ai shooté dans le garage parce que c'est le seul endroit où je pouvais shooter. J’avais une mannequin mais pas de maquilleuse, pas de coiffeur, rien du tout. Heureusement que c’était le parking de ma mère ! Quand la mannequin est venue, je lui ai présenté ma mère, ça rassure. Parce que bon, un photographe qui te dit “viens on va shooter dans un parking”, franchement, faut être motivée. J’avais même pas de portfolio. Mais je me suis dit qu’elle m'avait vraiment fait confiance. 

Du coup on a fait ces images. Mais c’est vrai que rétrospectivement, c’est marrant de commencer dans un parking. D’ailleurs j’y ai refait des shoots plus tard, pour l’agence qu’on avait créée avec mon ami. C’était un moment nostalgique pour moi. 

SHONA NOZOLINO
Tu pourrais nous montrer quelques images ? 

ARASH KHAKSARI
Je n’ai pas pris toutes mes photos mais je peux faire une sélection de celles dont j’aimerai bien parler. C’est dur, remarque. Ah, ça, j’adore celle-ci.  

SHONA NOZOLINO
C'est une de mes préférées. 
J'aime beaucoup celle sur le canapé aussi. 

ARASH KHAKSARI
Sur le canapé ? Celle-là ? 

SHONA NOZOLINO
Oui celle là. Et cette image, tu peux nous raconter son histoire ?

ARASH KHAKSARI
Cette image-là, j’avais pas prévu de la faire. À un moment du shoot, la modèle voulait s’étirer. Et on est parti sur un truc complètement, rien à voir par rapport à la série. On en revient à l’accident. 


SHONA NOZOLINO
Oh, elle s’est juste étirée alors ?

ARASH KHAKSARI
Oui elle était assise, et s’est étirée. De là, je lui ai dit quelque chose comme “attends, lève-toi, mets les deux mains comme ça.” J'adore les oiseaux. Et ça m'a beaucoup inspiré, de la photographier comme ça. C'était un accident, ça ne faisait pas du tout partie de la série. Absolument pas. 

SHONA NOZOLINO
C’était quoi la direction de cette série alors justement ?

ARASH KHAKSARI
C'était une femme des années 1920, 1930. D'où les sourcils, le make-up. Les femmes artistes de l'époque qui jouaient dans des pièces de théâtre. Et c'était une série haute-joaillerie pour un magazine. Mais bon pour de la joaillerie, en vrai, ça collait pas trop. Donc finalement, on a changé d’idée, on est partis sur autre chose, on en a discuté pendant un édito, on a fait la série et on l’a publiée dans le magazine. Alors que finalement il y a zéro bijou. Comme quoi. C’est un vrai sentiment de liberté. S’il y a une inspiration devant nous, on ne va pas se couper les ailes.Tout ça me fait penser à un petit oiseau qui voudrait s’envoler mais qu’on empêcherait alors qu’il est prêt. Pourquoi ? Si on peut le faire, alors il faut le faire. Ça prend deux secondes. Et je ne regrette pas du tout de l’avoir fait. Et finalement le magazine était content. Donc parfois, c’est bien de ne pas se mettre de limite, et d’oser sortir du cadre. 

SHONA NOZOLINO
Tu n'aimes pas la rigidité ?

ARASH KHAKSARI
Non, ça ne sert à rien. À part si c'est un job et qu'il y a un client, alors il faut qu'il soit content. C'est différent. Mais là, on s'amuse. Même pour un client, s’il est content sur le set, quand je rentre chez moi je me demande toujours : est-ce que je me suis amusé ? Et la réponse, c’est - pas toujours. On a des impératifs : il faut qu’on shoot ce look, mais il ne colle pas à la lumière qu’on a par exemple. C’est un truc avec des paillettes ou un truc orange, mais ça ne colle pas du tout au mood, au fond, à la lumière. Il faut le shooter parce qu'il y a un annonceur qui a payé. Mais du coup, ça sera quand même ma photo. Il y aura écrit gros Arash Khaksari. Du coup, si je ne peux pas m'amuser, je préfère en faire un par an, deux par an, où je m'éclate, qu'en faire 160 pour dire que je les ai faits. Ça ne m'intéresse pas. 

SHONA NOZOLINO
Est-ce que tu dissocies les éditos des projets personnels ?

ARASH KHAKSARI
Complètement. Sur un projet perso, je m’éclate, je peux faire ce que je veux. Et c'est pour ça que j'ai envie de faire des projets personnels, pour faire des livres, pour faire des expositions, pour prendre une direction artistique et non pas une direction éditoriale pour dire que j'ai fait tel ou tel magazine. 

C'est très bien, mais je ne serai pas fier de moi dans 20 ans en me disant : “J’ai fais 70 magazines.” Regarde, ça, c'est la collection d’Alaïa 2026. Très bien. Si je suis fier de la photo, oui, j'adore, c'est top. Mais si on m’a imposé un truc et que je n’ose même pas communiquer dessus, parce que je trouve que ça ne va pas —le stylisme, par exemple, mais que le magazine voulait absolument les shooter, ça ne me va pas.

Les magazines ont la main sur beaucoup de choses, le choix des modèles par exemple. J’en propose une autre “'Elle, ça ne vous intéresse pas. Mais croyez-moi, quand je vais la shooter, vous allez l'adorer.” Parce que je sais comment les ramener dans mon univers. Mais eux ne le savent pas, ce n’est pas eux qui vont faire ça. 

Je dis toujours que j'aime l'accident. Je le recherche en permanence finalement. Je ne vois pas pourquoi quelqu'un d'autre doit chercher l'accident, tandis que moi je dois le produire seulement. Ça n'a aucun sens. 

C'est bien à moi d'aller le chercher et de le produire sur le set, comme cette photo par exemple. 

Cette photo, ce n'était pas prévu que je la fasse comme ça. On shootait et j'ai vu que la mannequin, pendant qu’elle attendait, parce que j'étais en train de regarder les images, elle jouait avec sa bouche. C'était un shooting mode. Finalement, j'ai fait de la beauté. Mais je ne sais pas, j'adore. Je lui ai dit : “Ne bouge pas”, et voilà, c’était un bel accident. 

Ça, c'était une série haute joaillerie pour Louis Vuitton. Ça n’a pas été publié dans le magazine parce qu’ils ne voulaient pas de cigarettes à l’intérieur. Mais moi, je trouve ça dingue, c'est une bague qui peut être une bague de fiançailles. Et quand la cigarette est finie, elle pourrait tomber. Elle fume et quand la bague tombe, il faut qu'elle se marie. Elle veut fumer sa cigarette avant de prendre sa décision. Pour moi, ça a beaucoup de sens. Ça dépend comment on l'interprète, mais je comprends que ça puisse choquer.

Quel est l'intérêt pour moi si je ne m’amuse pas ? Je préfère réduire la quantité des éditos et en faire peu. Attention, il y a cependant beaucoup de magazines que j'adore !

SHONA NOZOLINO
Quels sont ces magazines ?

ARASH KHAKSARI
Par exemple, “Revue”, j’adore !

Ils te disent de faire un moodboard et on regarde ensemble. Ils respectent les artistes. Les artistes sont meilleurs lorsqu’on leur accorde une certaine confiance. C'est normal. Chacun a son propre style, son univers. Beaucoup se trompent sur la manière dont ils procèdent pour collaborer avec des artistes. Il faut donner une liberté et faire confiance. Ce n'est pas donner une liberté totale, c'est très bien de donner une direction un peu. 

SHONA NOZOLINO
C'est assez intéressant quand même, le lien que tu as entre la liberté et les origines que tu as.

ARASH KHAKSARI
La liberté pour moi, c'est primordial. J’ai grandi dans un pays où je n’avais aucune liberté. En Iran, un homme ne peut pas porter un short. Vous vous rendez compte ? J'arrive en France, l'été, je suis directement en short. Mes pantalons, je les range en même temps que mes pulls en hiver. 

On crée des images. Je comprendrais si j'étais à l'hôpital et que je devais administrer des doses de morphine à un patient. Il faut que ce soit surveillé, encadré.
Non, là on parle d'art. Les gens mélangent tout. Donc, j’ai fini par prendre des décisions : je préfère bosser sur mes projets personnels où je suis libre. Je sais m’adapter à une marque, à ses produits. Mais quand il s'agit de m'amuser, je veux vraiment m'amuser.

SHONA NOZOLINO
Dans tes journées, dans tes semaines, dans tes mois, dans tes années, il y a vraiment une forme d'équilibre. Je pense que tu es très conscient de ce que tu fais. 

ARASH KHAKSARI
Oui, et du fait que chaque job remplit un rôle. Clairement. Quand je travaille pour un client, il y a des contraintes, mais quand je travaille pour moi, c’est la liberté. Bosser pour un client ne signifie pas que je m'en fiche. Il ne faut pas confondre ça. Non, au contraire, c'est là où je vais respecter à 200% la vision du client et ce qu'il veut. 

Par exemple, je suis autodidacte en lumière. J'ai tout appris tout seul. Donc, je peux clairement réaliser ce qu'un client demande. Mais je ne vois pas pourquoi je dois faire un travail, disons artistique, où je ne m'exprime pas en tant qu'artiste, entre guillemets, de manière libre. Ce n'est plus un travail, c'est une commande. 

Et ça l'a été il y a 20 ans. Lorsqu’on shootait pour tel ou tel magazine, c'était 300 à 500 euros la page. Ça ne l'est plus aujourd'hui. Par ailleurs, à l'époque, ils étaient plus libres. Maintenant, il y a plus des contraintes. Avant, on pouvait dire à Peter Lindbergh “Je te donne 20 pages dans Vogue Paris, fais ce que tu veux”. C’était génial.

Aujourd'hui, non, on te coupe les pattes. Et parfois, on ne te paye pas. Pour moi, ça ressemble plus à une commande. C'est ça qui me dérange. Je préfère réduire les quantités. Quand je réduis, c'est pour avoir cette liberté, pour pouvoir bosser avec les équipes que je veux. Des équipes qui ont à peu près la même vision que moi. Ils veulent aussi s'exprimer. Mais c'est compliqué aujourd'hui. Le papier se vend moins. Je sais que ce n’est pas évident de lancer un magazine.

SHONA NOZOLINO
Est-ce que tu veux nous parler de cette image-là, par exemple ? 

ARASH KHAKSARI
Ça, c'était un édito pour The Altered States. C'était génial. J'avais fait le moodboard et le thème, c'était “Phénoména”. J'ai travaillé avec une belle équipe. Et c'est une très bonne amie, Jenneke, qui a fait le make-up sur ce shooting, des longs cils. 

SHONA NOZOLINO
On adore le côté surréaliste, qui est très présent dans ton travail.

ARASH KHAKSARI
Oui, c’est un univers qui me parle beaucoup. On ne le voit pas beaucoup, mais il y a des longs cheveux que Pierre Saint Sever avait fait, c’était magnifique. 

Ça, c'était pour une campagne pour une marque de sacs.

Je voulais absolument réaliser cette idée de ne pas avoir de vêtements, de tout recouvrir de plâtre, même ses chaussures. Comme si elle était bloquée. Je pense qu'on revient sur ce sentiment de liberté. 

SHONA NOZOLINO
Et il n'y a pas de sac sur cette image. 

ARASH KHAKSARI
Non, j'ai fait une photo sans le sac.
Elle ne pouvait vraiment pas bouger, une vraie performance ! 

Ah, et celle-ci.

Ça aussi, c'était un édito. On avait fait ça en Italie. Avec une mannequin qui s’appelle Lara. C’était la fin du shooting qui était à l’argentique. Et j’adore cet aspect bizarre. On voit un morceau du canapé. Et je ne voulais pas qu'on se pose de manière normale sur celui-ci. Je l’ai fait en paysage pour accentuer l’impression de longueur. 

J'aime beaucoup cette image aussi.

C’était une bague Margiela et j’ai adoré la shooter. On ne la voit pas clairement, c’est plus subtil, et je trouve ça plus beau. On comprend sa forme, mais c’est artistique et selon moi, ça donne plus envie.

Je pense qu’on peut réaliser de belles campagnes, de bijoux par exemple, sans que ce soit trop évident qu’on souhaite mettre le produit au premier plan. “Regardez la veste ! Regardez le sac !” Oui, d’accord, mais moi là, la bague elle n’est pas le sujet principal et pourtant je la vois parfaitement. 

J'aime bien cette main rose.

J'adore les mains. Le pouvoir d'une main est fascinant, on peut y voir tellement de choses. Ce qu'une main peut faire... Une main peut tuer, peut sauver. Un doigt peut appuyer sur une bombe nucléaire. Ça a tellement de pouvoir, une main. Et ça me parle. Je l’ai faite rose afin de l'accentuer. 


Avant de partir, Arash nous montre ses carnets, qui l’ont suivis toute son enfance.


ARASH KHAKSARI
Je lis des choses, je les ai oubliées. C'est un carnet où j'écrivais des poèmes quand j'avais 12 ans. Je faisais aussi des dessins. 

SHONA NOZOLINO
C'est fabuleux, ces dessins. 

ARASH KHAKSARI
J'avoue, j'adore, avec les petits tampons, là. C'est une main de canard, je crois, parce qu'il n'y a que trois doigts. Bref, c'est des citations que j'écrivais. 

“L'année dernière, c'était l'année des souvenirs. Et cette année, c'est l'année de la distance.” 

Je crois que c'est parce que je venais d'arriver ici. 

SHONA NOZOLINO
C'est dingue, l'âge que tu avais, c'est d'une maturité !

ARASH KHAKSARI

“Rappelle-toi des voyages que nous avons faits très loin, 
mais des rêves que nous faisions très proches.”

J’ai du mal à me relire. 

“On serait plus vieux que les nuages gris…”

C'est compliqué à traduire. 

“Amoureux du soleil, mais main dans la main avec les nuages.”

Je crois que j'étais triste à ce moment-là, lorsque j'écrivais ça. Ça me fait penser à une vidéo d’Abbas Kiarostami. Le titre, il faut que je le retrouve... (Il parle du film Les élèves du cours préparatoire). Ce sont des enfants qui parlent. Le réalisateur leur pose des questions simples mais au début ils ne disent rien, ils sont timides. Alors il fait semblant de partir, résigné. Et l'enfant, il finit toujours par craquer. Ils racontent tous des choses qui sont très fortes. 

Ah celui-là, je crois que je venais d'arriver en France. 

“L'odeur du crayon de papier, une gomme.
Et que des gens nouveaux.
Tout est nouveau.
L'entrée du prof. Tout le monde se lève.
Pas moi.
Tout est nouveau.

J'avais oublié ça. Je redécouvre tout ce que j’ai écrit dans ce carnet.
Je suis arrivé ici, et je n'ai plus rien écrit. Maintenant, je fais des photos. 

“Tous ces souvenirs jetés, je les recommence ici. Je respire à nouveau.”

C'est là où ça devient universel. Le sentiment d'être perdu. Je crois que j'avais écrit tout ce que je ressentais au moment d’arriver en France. L'odeur des crayons, des gommes, tous les objets neufs, les papiers à l’école. Je crois que je venais d'arriver à 14 ans. Ça m'a marqué. 

On se moquait beaucoup de moi. Je suis arrivé au collège et je ne parlais pas français. J’ai dû lire à voix haute et la classe a explosé de rire. Alors que j’avais tellement de choses à dire…
Le collège, c'est cruel. C'est cruel et surtout là où j’habitais, il n’y avait pas d’étrangers. J'étais un phénomène. “Il est nouveau, il vient d'Iran”. Ils ne savaient pas où ça se trouvait. Ça m'a touché. 

Je me rappelle de mon premier cours, c’était un cours de français et j’ai dû m'asseoir à côté d’Anthony. Et bien c'est fou parce qu'avec Anthony, on se parle encore aujourd’hui. En 2017, on s’est revu, il m’a dit “Je me souviens du jour où tu as débarqué dans la classe et que tu ne savais pas parler un mot de français. Aujourd’hui, regarde où tu en es !”

Ça m’a énormément ému.